Chapitre 6 – Le vieillard
Je m’étais maintenant habitué à cette étonnante capacité qui me permettait de traverser de vastes étendues désertiques sans le moindre effort. Paradoxalement, je trouvais cela naturel, bien qu’une partie de moi continuait à penser que cela était tout de même très bizarre… Je ne me posais pas plus de questions, car mon attention se focalisait dorénavant sur l’îlot de verdure que je venais d’atteindre. Je me trouvais au pied d’un gros monticule de sable au sommet duquel reposait un arbre d’une hauteur d’environ trois mètres et dont je ne reconnus pas l’essence. Lorsque je fus en haut, je découvris avec surprise, au milieu des racines, un homme à la barbe et aux cheveux blancs assis en tailleur, les yeux fermés. Il était habillé de deux pièces d’étoffes blanches non cousues dans lesquelles il s’était enveloppé en prenant soin de laisser son épaule droite dénudée.
Les feuilles vertes de l’arbre lui procuraient de l’ombre et de gros fruits verts, dont la forme tenait à la fois de la pomme et de la poire, étaient à portée de main. À la base de l’arbre, un peu sur le côté, se trouvait un petit bassin alimenté par de minces filets d’eau qui ruisselaient le long de ses branches courbées et de son tronc noueux. « Salut l’ami ! me dit-il en ouvrant brusquement les yeux.
– Bonjour, puis-je vous déranger dans votre méditation ? demandai-je avec respect.
– Avec plaisir, les rencontres sont précieuses et rares ici. Veux-tu manger un de ces délicieux fruits l’ami ?
– Non merci, je n’ai pas faim.
– Veux-tu plutôt de cette eau fraîche ?
– Heu, non, non, merci. Je n’ai pas vraiment soif.
– Alors que désires-tu l’ami ?
– Savez-vous dans quelle direction se trouve la ville la plus proche ? Le vieil homme prit quelques instants pour réfléchir.
– Il y a bien cette ville où je vivais autrefois et dont j’ai maintenant oublié le nom. Il me semble qu’elle se trouve vers l’Ouest. À plusieurs jours de marche je crois.
– Un grand merci ! répliquai-je en poussant un ouf de soulagement. Lisant la joie sur mon visage, l’ermite poursuivit l’air renfrogné.
– Je ne te conseille pas d’y aller mon garçon !
– Ah bon et pourquoi ça ? rétorquai-je intrigué.
– Il y a plus de mauvaises choses que de bonnes là-bas.
– Mais je n’ai pas le choix. Je dois m’y rendre afin de trouver un moyen de rentrer chez moi !
– C’est un précieux conseil que je te donne l’ami. J’ai fui les gens de cette ville il y bien longtemps déjà, pour sauver ma propre vie, et j’ai pris refuge sur ce monticule comme tu le vois.
– Qu’est-ce qui vous a poussé à fuir ces gens ? Sont-ils violents, dangereux ? répondis-je inquiet.
– Oui, certains d’entre eux sont aussi venimeux que les scorpions. Ils tuent et mentent pour défendre leurs seuls intérêts. Enivrés par le pouvoir et les honneurs, ils convoitent toujours plus de richesses. Leur soif de domination a dénaturé leurs perceptions. Leurs cœurs sont devenus incapables de voir au-delà de leurs propres horizons !
– Il ne s’agit que d’une minorité d’hommes, rassurez-moi ?
– Oui, les élites qui administrent les affaires de cette ville maudite. Quant à la foule qu’ils dirigent, elle divague à tâtons, plus aveugle que les bêtes, plus aveugle même qu’un troupeau ! Devenus incapables de voir ce qui se cache derrière les formes de ce monde, les hommes sombrent dans la folie et ils consacrent leur courte vie aux réalités illusoires et éphémères sans cesse changeantes. Quelle misère l’ami !
– Mais dans ces conditions, que font les gens biens dans cette ville ?
– Les meilleurs, ceux dont les montures ont été dressées à obéir, ont définitivement quitté cette ville. Ils sont partis dans un pays lointain qui n’est malheureusement accessible ni par terre, ni par mer…
– Et vous alors ?
– J’ai tenté de les suivre mais en vain. Ils font déjà partie du passé, le désert est maintenant vide, nulle trace d’eux, ni puits foré, ni repère posé. C’est comme s’ils s’étaient littéralement volatilisés ! Au bord du désespoir, la providence a tout de même récompensé mes efforts. J’ai trouvé cette petite colline qui tient du miracle. Sous mon arbre, je suis désormais à l’abri des vicissitudes de la vie.
– Vous avez donc trouvé votre petit coin de paradis ! m’exclamai-je.
– Pour être honnête avec toi l’ami, on ne peut pas vraiment parler de paradis, car la solitude est ma seule compagne ici. Par ailleurs, s’il m’arrivait de quitter ce lieu saint, alors je deviendrais aussi laid que tous ces gens que je blâme. Mon salut réside tout entier dans ce lieu sacré. C’est ce qui fait à la fois mon bonheur et mon malheur.
– Je ne comprends pas, que vous manque-t-il donc ici ?
– L’essentiel mon ami, à savoir ma famille ! ».
Sur ces mots, les larmes emplirent les yeux du pauvre homme. Pudique, il se retira en lui-même et se plongea dans une profonde méditation après m’avoir souhaité une bonne continuation. Quant à moi, je repensais à ses paroles qui exhalaient un doux parfum de vérité, mais dont le goût laissait en bouche une amertume et une aigreur désagréables, en somme des regrets et un goût d’inachevé…
Extrait du livre Le pèlerin et les sept princesses, la quête des pierres de lune, J.M. Montsalvat, 2022. À paraître fin septembre 2022.