Chapitre 2 – Le grand bazar
La grande allée grouillait de vie. Il y avait là des gens pressés qui filaient et que rien ne pouvait arrêter, des commerçants affairés qui négociaient âprement leurs marchandises avec leurs clients et des touristes qui flânaient comme moi, sans autre but que de goûter un rêve devenu réalité. Je m’apprêtais à sortir du Grand Bazar, tous mes sens rassasiés par cette formidable expérience, lorsque mon regard fut attiré par un vieil homme droit comme un i, immobile en plein milieu de foule à quelques pas de moi. La scène était presque surréaliste. Les passants ne semblaient pas faire attention à lui. Il me fixait de ses yeux noirs d’une manière que je jugeais inconvenante. L’attitude de ce drôle de bonhomme me mis mal à l’aise. Il en était presque effrayant. Pourquoi me regardait-il ainsi fixement ? Que me voulait-il à la fin ? Et quelles étaient ses intentions à mon égard ? Autant de questions que je décidai de fuir promptement. Je tournai les talons et je marchai en direction de la porte Beyazit, où je pourrais récupérer le tramway stambouliote.
Après quelques minutes et malgré la cohue, j’avais enfin atteint la sortie et je pensais déjà à ce que j’allais faire pour conclure cette belle journée. Mais contre toute attente, je vis le vieux sur le seuil de la porte ! Comment avait-il pu réussir ce prodige ? Prise de panique, je ne pris pas le temps de répondre à cette question et je rebroussai chemin immédiatement. J’empruntai une série de ruelles adjacentes que je ne reconnaissais pas, mais je filais droit devant moi, ce qui était le plus important.
Au bout d’un moment, la foule s’était dissipée. Autour de moi, il n’y avait plus qu’une poignée de petits commerçants qui attendaient désespérément un client. Je vis alors une petite échoppe aux néons clinquants. J’y entrai. C’était un café comme on en trouvait à chaque coin de rue de la ville. Je m’assis à une table au hasard après avoir commandé un thé noir aux épices, une spécialité turque incontournable, et je repris tranquillement mes esprits. Je me sentais enfin en sécurité. Après un certain temps, je fus prise d’un fou rire. « Quelle sotte ! », m’exclamai-je en moi-même. Toute cette agitation à cause d’un vieux bonhomme inoffensif, que j’avais certainement confondu avec cet autre vieux près de la porte Beyazit ! À tête reposée, ces événements bizarres s’expliquaient donc tout à fait rationnellement !
Étrangement, l’intérieur du café avec ses tables aux nappes colorées, ses cousins de cuir, ses chaises en bois et ses lumières tamisées, contrastait avec la devanture criarde et moderne. Je pris le temps de siroter mon thé à la manière des orientaux, par petite gorgée et en aspirant bruyamment le précieux liquide pour en révéler toutes les saveurs. D’autres clients m’avaient rejoint, apparemment des habitués qui discutaient avec le serveur, debout au comptoir des cafés turcs à la main. Ils ne se souciaient guère de moi. C’était typiquement le genre d’endroit que j’appréciais. Une ambiance simple, traditionnelle et authentique, loin des clichés et des attrape-nigauds pour touristes…
J’étais perdue dans mes pensées quand une voix masculine m’interpella : « Puis-je vous offrir un café ? ». Son français était impeccable, aucune trace d’accent. Je levai les yeux pour découvrir un homme d’une cinquantaine d’années, un visage avenant, des yeux noirs et les cheveux gris argentés, portant une veste bleu marine, une chemise blanche et une paire de jeans. J’acceptai volontiers, contente d’entendre parler ma langue natale dans un tel endroit. Je fis un signe de la main pour demander deux cafés au serveur, qu’il nous apporta rapidement. Je remerciai ce bel inconnu qui se présenta à moi aussitôt : « Je m’appelle John Verdant, me dit-il en s’asseyant en face de moi.
– Adèle Pilgrim, enchantée. De quelle région de France êtes-vous ? lui demandai-je curieuse.
– Eh bien, je ne suis pas français voyez-vous.
– Ah bon ! répondis-je étonnée. Vous parlez si bien ma langue que je pensais que nous étions compatriotes.
– J’aime beaucoup la langue française. C’est pourquoi, je m’efforce de la parler comme un français, répliqua-t-il en souriant. Et vous, d’où venez-vous si je puis me permettre ?
– De Paris.
– Ah Paris, une ville à la fois belle et dangereuse, lança-t-il l’air songeur.
– Vous connaissez Paris alors ?
– Oui, j’ai vécu quelque temps sur l’île Saint-Louis, mais c’était il y a fort longtemps déjà.
– J’aime beaucoup l’île Saint-Louis. C’est un bel endroit pour se promener.
– C’est vrai. Mais il y a aussi beaucoup de lieux merveilleux à Istanbul, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est une ville envoûtante ! C’est la première fois que je viens à Istanbul, mais je m’y sens un peu comme chez moi. Êtes-vous également en voyage d’agrément ? osais-je lui demander.
– Oui et non. Disons que venir à Istanbul est toujours un plaisir, mais je suis essentiellement là pour affaires. Je dois voir un potentiel client.
– Dans quel domaine travaillez-vous si ce n’est pas trop indiscret ?
– Les relations humaines. Je donne des conseils à mes clients afin d’améliorer leur vie.
– Ah, je vois, comme un coach ou quelque chose dans ce genre ? C’est très à la mode en ce moment et très lucratif par ailleurs ! John se mit alors à rire aux éclats. Puis, il reprit calmement.
– Oui, on pourrait dire que je suis une sorte de coach de vie effectivement. Mais je vous rassure tout de suite, je suis loin d’être aussi performant que mes concurrents, dit-il d’un air malicieux.
– Et pourquoi donc ?
– Le marché que je vise est très restreint. Disons qu’aujourd’hui, je suis satisfait quand j’arrive à trouver un ou deux clients par an…».
Extrait du livre Le miroir de l’âme, un conte soufi d’aujourd’hui, J.M. Montsalvat, 2022. À paraître fin janvier 2022.