Chapitre 3 – Les roses des sables
Il y a bien longtemps, une cité pleine de vie prospérait en plein désert, grâce à l’oasis verdoyante au milieu de laquelle elle fut érigée. Cette ville, qu’on nommait Boustan, se situait à mi-chemin entre la grande mer d’Orient et les immenses terres d’Occident. Carrefour stratégique, Boustan offrait le gîte et le couvert aux équipages des gigantesques caravanes qui traversaient le désert du Sud-Est vers le Nord-Ouest. À l’aller, des centaines de chameaux transportaient des sacs remplis d’épices, d’encens et de bois de santal venus de l’Inde, ainsi que de très belles soieries en provenance de Chine. Au retour, les marchands, qui avaient négocié leurs trésors en partance pour l’Europe, revenaient avec de lourds sacs d’or et d’argent.
La population de Boustan profitait de ce juteux commerce, parce que les négociants devaient s’arrêter dans la cité pour se reposer, se ravitailler et nourrir leurs bêtes. On trouvait donc à Boustan de nombreuses auberges, des tavernes, des étables et plusieurs jardins luxuriants. Grâce à une source d’eau vive qui jaillissait des profondeurs de la terre, les palmiers-dattiers, les orangers, les citronniers, les champs d’orge et de légumes s’épanouissaient sous le regard bienveillant des cultivateurs. L’hospitalité et l’art ancestral des jardiniers firent la gloire et la renommée de la cité. La source d’eau appartenait depuis des générations à une famille de notables de Boustan. Le riche Kassab en était le chef. Sa fortune, il la devait à son travail acharné, lui, qui possédait le plus grand jardin, la plus importante auberge et la taverne la plus fréquentée ! Il gérait son patrimoine d’une main de maître, tout comme l’unique source d’eau à des dizaines de lieues à la ronde. Elle était si abondante et sa fortune si colossale qu’il vendait son eau pour trois fois rien.
Tout le monde en profitait, à commencer par Qassim qui était un jardinier très doué. Son lopin de terre en bordure extérieure de l’oasis était plutôt aride, mais grâce à l’eau de la source de Kassab et à un système d’irrigation ingénieux, Qassim arrivait à faire pousser de beaux fruits et de gros légumes. De quoi nourrir à leur faim, sa femme et ses enfants. Il possédait un véritable talent inné. C’est d’ailleurs le seul cultivateur de la cité, qui parvenait à faire éclore des roses en plein désert ! Pourquoi faisait-il cela, s’interrogeaient dubitatifs les autres jardiniers. Pour eux, les roses des sables n’avaient aucun intérêt. Mais pour Qassim, jouir des nourritures et des boissons terrestres n’étaient pas une fin en soi. La contemplation d’une rose lui apportait quelque chose de plus précieux. Elle remplissait son cœur d’une joie quasiment céleste…
Un jour, à l’aube, des cris réveillèrent la cité encore endormie. Ils provenaient de la source d’eau. Les ouvriers de Kassab apportaient une terrible nouvelle à leur maître. La source était presque tarie ! Il n’y avait plus qu’un mince filet d’eau qui continuait à couler. Le potentat n’en revenait pas. Il fit venir toutes sortes de spécialistes pour trouver d’où venait le problème. Les conclusions furent sans appel. La source allait bientôt s’assécher, d’ici quelques mois tout au plus et sans que personne ne sache vraiment pourquoi. Les avis à ce sujet restaient partagés. Kassab n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Voyant que ses profits allaient fondre comme la neige au soleil, le riche marchand prit la décision de vendre le peu d’eau de sa source à prix d’or.
Tout le monde ne pouvait pas se permettre d’en acheter, à commencer par Qassim. Sans eau, son jardin était voué à disparaître. Comment allait-il nourrir sa famille ? Il supplia Kassab de lui faire crédit, mais le négociant n’aimait pas les dettes, surtout celles des pauvres gens… Ne sachant que faire, Qassim se résigna à abandonner son jardin pour travailler dans la taverne de Kassab, où le vin de palme continuait de couler à flots. Les jours passèrent. Aucun nuage à l’horizon pour annoncer la pluie providentielle que tout le monde attendait. Elle ne vint pas. Tous les jardins de Boustan dépérirent les uns après les autres, sauf celui de Kassab qui bénéficiait encore d’un peu d’eau. Les arbres fruitiers de Qassim étaient mal en point, ses champs étaient secs comme de la pierre et ses magnifiques roses n’avaient pas résisté à la chaleur torride du désert, et à la pénurie d’eau. Beaucoup de jardiniers abandonnèrent à contrecœur leur activité pour devenir caravanier. Mais pas Qassim, qui était un jardinier dans l’âme. Malgré tout le travail qu’il abattait dans l’auberge et la taverne de Kassab, il trouvait encore du temps pour s’occuper de son jardin qu’il aimait tant. Kassab et les autres habitants de Boustan ne comprenaient pas cet homme qui s’entêtait à cultiver une terre devenue stérile et désertique.
Certes, Qassim ne possédait pas sa propre source d’eau comme Kassab, mais il avait en lui un amour qui le poussait à persévérer et à garder confiance en l’avenir. Il n’était pas idiot pour autant. Il savait très bien que tout ne dépendait pas de ses efforts, car sans eau, aucune vie ne pouvait émerger des entrailles de la terre. Il se devait tout de même de se préparer au cas où la pluie tomberait enfin du ciel… C’est pourquoi, il adopta un comportement équilibré. À la fois actif, il entretenait son jardin selon les règles de l’art, et passif, il priait patiemment, une fois son travail terminé, pour que la pluie vienne enfin vivifier ce qu’il avait soigneusement préparé.
Les semaines passèrent et ce qui devait arriver advint : la source de Kassab était complètement asséchée ! En moins d’une semaine, les réserves d’eau, de fruits et de légumes furent consommées. Kassab dut alors dépenser toute sa fortune pour acheter aux caravaniers des denrées. Les rapports de force s’étaient brusquement renversés. Boustan la prospère était maintenant dépendante des commerçants étrangers et sa population s’appauvrit rapidement. Beaucoup de gens fuirent vers d’autres villes. Quant à Qassim, il resta fidèle à sa terre natale le plus longtemps possible, jusqu’à ce jour, alors qu’il s’apprêtait en désespoir de cause à quitter la ville, le tonnerre gronda au loin. Des nuages noirs s’amoncelèrent très vite au-dessus de la ville et de l’eau tomba enfin du ciel, et en grande quantité, arrosant tous les jardins de la cité.
En quelques heures seulement, le jardin de Qassim fut vivifié par des trombes d’eau. Les arbres reverdirent miraculeusement, se couvrant d’innombrables fruits mûrs en quelques instants. Les graines qui sommeillaient dans le sable poussèrent et se transformèrent en toutes sortes de légumes et de plantes odoriférantes. Le clou de ce spectacle merveilleux fut l’éclosion quasi instantanée de tous les rosiers, que Qassim croyait mort depuis longtemps ! Mais il n’en était rien, sa ténacité et son amour l’avaient récompensé. Les roses du désert étaient bel et bien de retour pour son plus grand bonheur. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, un gros rocher brûlant qui se trouvait au centre de son jardin se fendit sous l’action de la pluie et une source d’eau vive en jaillit ! La famille de Qassim était définitivement bénie !
Malheureusement, les autres jardins ne connurent pas le même sort, à commencer par celui de Kassab. Négligés, puis abandonnés par leurs propriétaires, le sol recouvert de cailloux et de plantes épineuses, la terre devenue imperméable à l’eau du ciel ne pouvait plus donner la vie dans de telles conditions… Le miracle du « jardin béni », comme on l’appelait à Boustan, fit très vite le tour de l’oasis et tous les habitants vinrent demander de l’eau, des fruits et de légumes à Qassim, qu’il partagea sans hésiter. Avec le temps, les jardins fleurirent de nouveau et la ville de Boustan retrouva son prestige d’antan. Quant à Qassim, il reprit sa vie d’autrefois sans rien y changer, pas un même d’un iota, car sa famille était dorénavant à l’abri des vicissitudes de la vie. C’est ainsi que les roses des sables devinrent, depuis ce jour, le cœur vivant de la ville de Boustan…
Extrait du livre Contes oubliés, de petites histoires à méditer, J.M. Montsalvat, 2021.
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