Chapitre 2 – Le miroir brisé
Dans une contrée lointaine vivait un souverain bon et juste. Il se nommait Pardès. Ce grand roi était craint et respecté par tous les sujets de son royaume. Sa renommée avait fait le tour du monde et sa légende se transmettait de pères en fils, au coin du feu pendant les longues soirées d’hiver. Voici son histoire. D’après les plus anciens conteurs, les premiers hommes apparus sur la terre vivaient dans un monde d’arts et de lumière, libérés de la corruption, des maux, des vices, de la mort et de la maladie. À cette époque, l’année s’y divisait en un jour de six mois et une nuit d’une durée équivalente. La journée, les hommes étaient illuminés par le soleil qui chassait les ténèbres et la nuit, des milliers d’étoiles resplendissantes éclairaient leur chemin dans l’obscurité. On racontait aussi qu’ils étaient tous végétariens. Les fruits et les légumes poussaient sans aucun besoin de les cultiver. Le climat était particulièrement doux et favorable, la terre était riche et fertile. On trouvait également de l’or et des pierres précieuses en grande quantité ainsi que d’innombrables trésors gardés par des griffons dorés…
Des milliers d’années s’écoulèrent et avec elles les vicissitudes de la vie accomplirent leur funeste destin. Les hommes devinrent de moins en moins fraternels et de plus en plus égoïstes. Avec le temps, les dissensions et les divisions s’accentuèrent au point où la guerre et la famine se propagèrent sur la terre comme un cancer… Les dieux qui avaient accompagné les hommes depuis l’aube de l’humanité et qui avaient veillé sur eux avec fidélité, furent écœurés par les comportements vils et honteux des hommes. Ils se réunirent en conseil, se concertèrent et palabrèrent pendant des milliers d’années. Un jour, un consensus émergea de l’assemblée divine. Les dieux avaient pris la décision de se retirer du monde des hommes ! Mais avant de partir, ils léguèrent un précieux cadeau à l’humanité. Ils choisirent un nouveau-né et chacun des quatre-vingt-dix-neuf dieux connus des hommes, lui légua une parcelle de son pouvoir. Cet enfant béni des dieux n’était autre que le roi Pardès lui-même !
En grandissant, il acquit toutes les vertus et les qualités qui faisaient la noblesse des premiers hommes. À l’âge adulte, son courage, sa force et sa sagesse lui permirent de rétablir l’ordre, la paix et la justice à l’intérieur des frontières de son royaume. Les hommes mauvais et les méchants qui ne voulaient pas se soumettre aux lois royales, s’expatrièrent à l’autre bout du monde, où ils perpétuèrent un mode de vie violent et décadent. Ils élurent à leur tête une puissante sorcière, dénommée Ananiya, unique héritière des pratiques occultes de ses ancêtres. Elle régnait sur son pays d’une main de fer et lorgnait sur les richesses du royaume du roi Pardès. Un jour, une sombre idée lui traversa l’esprit et lui permit d’échafauder un plan aussi maléfique que redoutable, qu’elle mit en œuvre immédiatement. Alors que le roi était parti à la chasse, accompagné de ses plus valeureux chevaliers, la sorcière lui tendit une embuscade dans la forêt. Elle se métamorphosa en biche et barra la route du roi-chasseur. Au premier regard, Pardès succomba au charme de cette biche blanche aux yeux noirs. Il ne put résister au désir de la capturer. Faussant compagnie à ses chevaliers, il partit seul à la poursuite de la biche apeurée. Ananiya avait réussi à attirer le roi dans son piège ! Acculée au pied d’une colline, la sorcière reprit son apparence et frappa le roi de sa baguette magique. Le roi perdit conscience. Elle en profita pour lui faire boire une horrible décoction empoisonnée.
Lorsqu’il se réveilla, Pardès se trouvait seul dans la salle du trône d’un château inconnu. La sorcière apparut alors comme par enchantement : « Ton royaume m’appartient, lui dit-elle. Sache que mon poison t’a enlevé tes pouvoirs et je te condamne à vivre ici éternellement ! ». Elle disparut dans un sinistre éclat de rire. Le roi courut aussitôt vers la fenêtre la plus proche et découvrit que le château se trouvait dans un bois sombre et lugubre. Il tenta de briser la fenêtre, mais il n’y parvint pas. Sa force légendaire l’avait quitté. Il était le prisonnier de ce mystérieux château perdu au beau milieu d’une forêt noire. Les jours passèrent sans qu’Ananiya ne revienne le voir.
Pardès s’inquiétait pour ses sujets. Il consacrait ses journées et ses nuits à essayer de s’évader de sa prison dorée, mais rien n’y faisait. Sans ses pouvoirs, les sortilèges de la sorcière étaient bien trop puissants pour lui. En désespoir de cause, il tenta le tout pour le tout. Il concentra toute son énergie en un seul point de son être et de son cœur jaillit un miroir magique. L’opération fut une réussite, mais elle lui coûta de nombreuses années de sa vie ! Le dos courbé, les cheveux blancs, des rides sur le visage et le corps tremblant, le roi Pardès contempla sa création. Son reflet dans le miroir lui renvoya l’image d’un vieil homme agonisant…
Mais peu importait, grâce à ce miroir, il pouvait obtenir des nouvelles de son royaume : « Toi qui reflètes l’âme du monde, montre-moi mes sujets ! ». Le miroir exécuta l’ordre de son souverain, qui découvrit avec horreur l’état catastrophique de son pays, envahi par des hordes de barbares venus de l’autre bout du monde. Ananiya avait aboli la législation royale au profit de l’unique et seule loi du plus fort. L’anarchie et la violence étaient devenues monnaie courante. Malgré tout, le roi ne perdit pas espoir. Il utilisa le miroir pour communiquer avec ses fidèles chevaliers et il organisa la résistance depuis le château perdu. Grâce à lui, le monde ne succomba pas entièrement aux assauts de l’ennemi. Avec le temps, la sorcière finit par comprendre l’habile stratagème du vieux souverain. Possédée par la colère, elle s’élança vers la forêt noire la rage au ventre. Elle s’empara rapidement du miroir et le frappa de sa baguette magique. Pardès tenta en vain de s’interposer. Le miroir fut brisé en mille morceaux. Dans la bousculade, des éclats se fichèrent dans les yeux et le cœur du vieux roi ! Depuis cet effroyable événement, Pardès ne fut plus jamais le même. Il ne voyait plus que le mal, quelle que soit la direction vers laquelle se dirigeait son regard. Son cœur était devenu cynique, amer et rempli de fiel, et il abandonna les hommes à leur triste sort…
Voyant les effets qu’avaient eu les éclats de miroir sur Pardès, une idée sombre traversa l’esprit malade d’Ananiya. Elle ramassa tous les morceaux éparpillés sur le sol et les conserva dans un sac en toile de jute. À la nuit tombée, elle se métamorphosa en chouette et pénétra dans l’ancien château du roi, dernier bastion de la résistance à lui tenir tête. Sans être vue des gardes, elle s’introduisit dans la chambre de chacun des douze chevaliers, en prenant les traits d’une belle jeune fille. À chaque fois, elle gagna la confiance du fidèle serviteur qui dormait paisiblement dans son lit en usant de ses charmes, avant de lui planter dans le cœur et les yeux des éclats du miroir maudit ! À l’aurore, la résistance était définitivement morte et enterrée. À l’image de leur roi, les douze chevaliers ne voyaient plus que le mal. Leurs cœurs s’étaient endurcis et ils se dispersèrent aux quatre coins du royaume pour mener une nouvelle vie, entièrement guidée par la violence et la haine…
Ananiya triomphante s’installa dans l’ancien château de Pardès. Sous son règne, le pays connu les moments les plus sombres de son histoire. Voyant tout le désordre causé sur terre, la déesse Hannane convoqua l’assemblée divine. Les dieux se réunirent en conseil, se concertèrent et palabrèrent pendant des journées et des nuits entières. À l’orée du trente-troisième jour, un consensus émergea enfin. Les dieux autorisèrent la gracieuse Hannane à intervenir. Une nuit de pleine lune, la déesse descendit du ciel et s’engouffra dans l’ancien château du roi Pardès sans faire de bruit. Elle pénétra dans la chambre royale, où dormait Ananiya d’un sommeil agité. Hannane se pencha sur la sorcière et lui souffla dans les narines, en prononçant des paroles étranges : « Par la grâce qui est en moi, je fais de toi une princesse. Par la force qui est en moi, je fais de toi une guerrière. Lève-toi et accomplis ton destin. Rassemble ce qui est épars, et purifie le cœur et le regard de ton bien-aimé, toi qui t’appelleras désormais, Faïza ! ». Puis, la déesse disparut comme elle était venue.
Le lendemain matin, un miracle s’était produit. La veille au soir, une sorcière s’était endormie satisfaite d’elle-même, tandis qu’à l’aube naissante, se levait une princesse-guerrière ! Ananiya n’était plus. C’était comme si elle n’avait jamais existé pour la jeune Faïza fraîchement née. N’écoutant que son cœur, la belle et courageuse demoiselle se mit en quête de son bien-aimé. Elle emporta avec elle le sac contenant les fragments de miroir et sillonna le monde à la recherche des douze chevaliers. Après onze années d’aventures, la princesse-guerrière avait libéré les fidèles compagnons de l’ancien roi Pardès, en extrayant chaque éclat de miroir de leur corps. La douzième année, les barbares avaient été repoussés hors des frontières du royaume et l’ordre était enfin rétabli. Il ne manquait plus qu’un roi pour garantir la paix et la justice pour les années à venir. Sa mission accomplie et le cœur léger, Faïza pouvait enfin retrouver son bien-aimé. Elle chevaucha à brides abattues jusqu’à la lisière de la forêt noire, où des lucioles bleues l’attendaient. Elles guidèrent la princesse jusqu’au château perdu.
Elle y retrouva Pardès à moitié mort, un vieil homme assis sur un trône fait d’or et de pierres précieuses. Elle lui enleva aussitôt les trois éclats de miroirs fichés dans son cœur et dans ses yeux. Puis, elle vida le sac de jute qui contenait tous les autres morceaux de miroir dans un chaudron, et elle ajouta les trois derniers éclats. Pas un seul ne manquait. Elle y versa de nombreuses larmes qui coulaient sur ses joues et alluma un feu pour faire bouillir le tout. De cette mixture étrange naquit un nouveau miroir. Faïza le présenta immédiatement au roi. Pardès avait retrouvé ses esprits, mais le temps ayant fait son œuvre, il était incapable de réagir. La déesse Hannane souffla alors dans le cœur meurtri de la princesse. Faïza su alors ce qu’elle devait faire ! Elle jeta le miroir dans le chaudron qui fondit complètement et fit boire au roi une goutte de cet étrange remède. Puis, elle lui donna un baiser en gage de fidélité. Après quelques instants, Pardès revint miraculeusement à la vie et retrouva force, courage et jeunesse ! La suite de cette histoire, vous la pressentez… Sans plus attendre, ils se marièrent et régnèrent ensemble sur une terre apaisée, pendant de longues années, rythmées par les naissances de leurs nombreux et beaux enfants adorés.
Extrait du livre Contes oubliés, de petites histoires à méditer, J.M. Montsalvat, 2021.
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