Chapitre 1 – Amali l’héliotrope
Amali est né il y a quelques semaines seulement. Avant sa naissance, il n’était qu’une simple graine protégée par une coque grise à rayures blanches. Endormie dans un profond sommeil, elle attendait patiemment dans l’obscurité des entrailles de la terre. À l’aurore d’un nouveau jour, au tout début de l’été, alors que le soleil dardait ses premiers rayons, un miracle se produisit. Une pluie providentielle tomba du ciel et irrigua le sol sec et craquelé. Sous l’action salvatrice de la chaleur qui s’était unie à l’humidité, la coque protectrice de notre petite graine se fendit, libérant ainsi une amande qui pouvait enfin donner la vie. Une tige sortit bientôt de la terre, initiant une course folle vers la lumière. La plantule devait se développer rapidement, car son temps était désormais compté. Le jour de sa naissance marquait également son premier pas vers une mort assurée ! N’ayant pas de temps à perdre, elle fabriqua de nombreuses feuilles vertes afin de capter les bienfaits du soleil. Elle grandissait à vue d’œil tandis que ses racines s’ancraient solidement dans le sol. Pendant tout le jour, la jeune plante suivait du regard l’astre diurne dans sa course d’Est en Ouest pour ne pas perdre une seule goutte de la précieuse lumière. Durant la nuit, elle goûtait un repos bien mérité.
À l’aube d’une nouvelle journée, un autre miracle s’accomplit. Une fleur de tournesol s’épanouit au sommet de la plante qui achevait ainsi la première phase de sa jeune vie. Amali l’héliotrope était né au beau milieu d’une clairière perdue dans une immense forêt ! Désormais conscient de son existence, le petit tournesol s’émerveillait du monde qui l’entourait. Il lia des amitiés sincères avec les autres tournesols, apparus en même temps que lui, avec les fleurs de prairie et les petits animaux qui vivaient autour de lui. Amali aimait regarder les mésanges bleues et les rouges-gorges virevolter dans les airs. Il admirait les mulots et les musaraignes qui courraient sans cesse à la recherche de graines et d’insectes. Les libellules et les demoiselles, qui traçaient d’élégantes arabesques au-dessus de la mare, le subjuguaient. La vie d’Amali était simple, mais elle n’était pas dénuée de gaieté. Au fond, c’était tout ce qui lui importait.
Un jour, une huppe fasciée vint se poser sur sa tête. Amali n’avait jamais vu d’oiseau comme celui-là jusqu’à présent. Elle était porteuse d’un terrible message : « Le temps est assassin ! lui dit-elle. Avant la fin de l’été tu seras déjà mort et enterré ! ». La huppe s’envola sans attendre de réponse et disparut rapidement dans le ciel azuré.
Elle n’avait pas menti. Comme chacun le sait, le tournesol germe au début de l’été, croît et fleurit pour devenir un géant des prairies. Il s’épanouit jusqu’à atteindre sa maturité. Le temps passe et sa tête devient de plus en plus lourde. Elle croule sous le poids des centaines de graines qui portent l’espoir d’une vie future. En cet instant, il ne contemple plus le soleil. Désormais, son regard est tourné vers la terre. Un jour, il se rend compte que tout est fini. Sa tête libère alors les graines et elles tombent sur le sol. Sa mission accomplie et tout flétri, il patiente ensuite jusqu’à la tombée de la nuit pour mourir aux premières gelées.
Le message de la huppe fasciée plongea Amali dans un profond désarroi. La gaieté l’avait quitté et la vie avait perdu de sa légèreté. L’annonce de sa mort prochaine avait rendu notre petit héliotrope grave et amer. Que pouvait-il bien faire ? Il décida de prévenir les autres tournesols. Peut-être qu’ensemble, ils pourraient trouver une alternative à leur funeste destinée… Mais Amali fut terriblement déçu. La plupart de ses congénères se moquèrent de ses avertissements. Ils se rirent de lui pour avoir bêtement cru les prédictions douteuses d’un oiseau stupide. Le jeune tournesol était perplexe devant le scepticisme et l’insouciance de ses amis. Il se résolut à interroger son voisin, un chêne centenaire. Il lui exposa les raisons de ses tourments. Le vieux sage confirma la prophétie de la huppe. Mais il existait peut-être un moyen de faire mentir ce sinistre destin. Pour ce faire, le vénérable chêne conseilla au jeune tournesol d’interroger la lune au sujet de la légende de la source de vie…
L’astre nocturne ne tarda pas à se lever. Amali lui confia sa douleur et la lune, par pitié, accepta de lui conter une fabuleuse histoire. La légende affirmait l’existence d’une terre sombre emplie de ténèbres. Elle se trouvait très loin, par-delà la forêt et même au-delà de l’endroit où se couchait le soleil dans les eaux de l’Ouest. Là-bas, quelque part perdue dans l’obscurité, il y avait une source d’eau fraîche aux vertus merveilleuses. Celui qui en buvait regagnait la jeunesse, acquérait la sagesse et la durée de sa vie était miraculeusement allongée. C’est pourquoi, on nommait cette eau : la source de vie !
Amali était à la fois émerveillé et terrifié par cette histoire. Mais il n’avait pas le choix. Il devait rejoindre au plus tôt la source de vie pour s’affranchir de son malheureux destin. Un problème de taille contrecarrait pourtant ses desseins. Ce n’était qu’un petit tournesol, planté au beau milieu d’une clairière perdue dans une immense forêt. L’astre nocturne comprit son embarras. Elle souffla sur le petit tournesol. Une fumée laiteuse enveloppa Amali. Elle se mit à tournoyer violemment autour de lui, créant un tourbillon qui s’éleva dans les airs. Il emporta l’héliotrope au-dessus du sol, l’arrachant ainsi à la terre, avant de se dissiper tout aussi rapidement. Le jeune tournesol n’en croyait pas ses yeux. Ses racines étaient sorties de la gangue qui les emprisonnait et il découvrit qu’il pouvait maintenant marcher grâce à elles ! Il remercia chaleureusement la lune. Mais il y avait une contrepartie à ce miracle. L’astre nocturne le mit en garde. Dorénavant, il ne pourrait plus être nourri par ses racines, et d’ici trois jours, il aurait rendu l’âme. Pour survivre, il devait donc trouver au plus vite la source de vie.
Amali partit à l’aventure sans plus attendre. Son temps était désormais compté. Ses premiers pas, éclairés par la lune, furent balbutiants. Il tomba une ou deux fois dans l’herbe fraîche, ce qui le fit beaucoup rire. Après quelques essais, le jeune héliotrope avait trouvé son équilibre et il avançait avec assurance. Quittant sa clairière en direction de la lisière du bois, le petit tournesol avait tout l’air d’un manchot se dandinant péniblement sur la banquise. Après une heure de lutte acharnée à crapahuter tant bien que mal dans les sous-bois, Amali avait fini par rejoindre un sentier. La voie était enfin dégagée. Malgré tout, il n’avait que très peu progressé. Il se rendait bien compte qu’à cette allure, il n’irait pas bien loin. Il décida de s’asseoir sur une vieille souche d’arbre, le temps de prendre un peu de recul.
Un corbeau noir de jais l’observait du haut de sa branche : « Eh l’ami, que fais-tu ici en pleine nuit ? lui demanda le volatile.
– Je me suis mis en quête de la terre des ténèbres, répliqua Amali.
– La terre des ténèbres, répéta le corbeau. Hum, je ne connais pas…
– Elle se trouve à l’extrême Occident, aux confins du monde connu. Malheureusement, je ne marche pas assez vite pour l’atteindre avant trois jours.
– Pourquoi trois jours ?
– Passé ce délai, je serai mort ! s’exclama le pitoyable héliotrope. ».
Touché par son histoire, le corbeau proposa ses services. Amali accepta bien volontiers. Il s’empara du jeune tournesol à l’aide de ses deux grosses pattes noires et il s’envola dans le ciel en direction de l’Ouest. Le corbeau mobilisa toutes ses forces et puisa dans ses dernières réserves pour voler toute la nuit malgré les vents parfois contraires. À l’aurore, les deux compagnons avaient laissé derrière eux les contrées sauvages et les terres habitées par les hommes. Au lever du soleil, ils arrivèrent au bord de l’océan du bout du monde, après avoir miraculeusement parcouru mille et une lieues ! Exténué, le corbeau descendit en vol plané jusqu’à la plage de sable doré, où il y déposa Amali qui le remercia chaudement. Le souffle court, le volatile regarda une dernière fois le ciel bleu avant de mourir sur la grève d’épuisement. Choqué, le jeune tournesol n’eut pas le temps de pleurer son ami, car du corps noir et inerte, naquit un héron blanc !
Le héron rassura aussitôt Amali. C’était bel et bien son ami qui se tenait debout devant lui, mais sous une autre forme à présent. Il ne regrettait aucunement sa précédente forme de corbeau parce qu’elle avait fait son temps… Les deux compères reprirent donc leur route vers le soleil couchant. Il leur fallait maintenant traverser l’immense océan. L’échassier se saisit du tournesol et ils s’envolèrent promptement. Pendant toute la journée et la nuit qui suivit, le héron ne cessa de battre des ailes, épousant les courants ascendants et descendants pour économiser ses forces autant que possible. Leur voyage ne fut pas de tout repos. Ils endurèrent la chaleur d’un soleil de plomb et le froid de la nuit, et essuyèrent les pires tempêtes pendant leur traversée… À l’aube du deuxième jour, après avoir parcouru cent et une lieues, les deux compagnons aperçurent une plage de sable noir. Ils avaient réussi à atteindre l’autre côté de l’océan ! Le héron blanc déposa l’héliotrope sur la grève. Il jeta un dernier regard vers le ciel étoilé, puis il expira son dernier souffle. Après quelques instants, un oiseau de feu rougeoyant émergea du corps blanc gisant sur le sable noir ! Il rassura aussitôt Amali. C’était bel et bien son ami qui se tenait debout devant lui, mais sous une autre forme à présent. Il ne regrettait aucunement sa précédente forme de héron, parce qu’elle avait fait son temps…
Devant les deux compagnons se dressait un mur de ténèbres à perte de vue. Sans prévenir, l’oiseau de feu traversa le premier le sombre rideau. Puis, il cria à l’héliotrope : « Rejoins-moi de l’autre côté. Vite le temps nous est compté ! ». La peur s’empara du cœur du jeune tournesol. Ses racines étaient durent comme de la pierre et son corps avait jauni. La mort avait posé sur Amali ses marques funestes. N’ayant pas d’autre choix, il s’engagea à son tour dans l’obscurité. Le noir était total et il n’y voyait rien. Il marcha à tâtons en suivant la voix de son ami. Mais il ne réussit guère à le rejoindre. Plus alarmant, il n’entendait plus sa voix depuis un long moment. Amali était perdu, seul et sans repères au milieu de la terre des ténèbres. Il erra alors sans but comme un mort-vivant. Au troisième jour, il avait parcouru onze lieues et il s’effondra sur le sol. Il allait mourir les armes à la main. Il pouvait être fier de lui, parce qu’il avait tout tenté pour dépasser sa misérable condition. Mais en cherchant à prolonger sa vie, il n’avait réussi qu’à hâter sa propre mort ! À cette pensée, un léger sourire vint égayer son visage. Son heure était venue et il accepta cet état avec un certain soulagement… C’est ainsi que mourut Amali, seul, au cœur des ténèbres d’une nuit sans fin !
Un éclair de lumière blanche perça le voile de l’obscurité et on vit au loin des flammes rougeoyantes déchirant les ténèbres. En un clin d’œil, elles avaient rejoint le tournesol desséché qui gisait sur le sol inanimé. C’était un immense phénix écarlate ! Il déversa sur le corps de l’héliotrope une eau abondante qui sortait de son bec et une colombe blanche émergea soudainement de cette eau de vie : « Tu es revenu du royaume des morts mon ami ! s’exclama le phénix.
– Merci de tout cœur ! répondit la colombe. Grâce à toi, ma vue est devenue perçante. Je te vois désormais tel que tu es vraiment. Tu t’es fait huppe messagère pour m’avertir, corbeau et héron pour me soutenir, et te voilà désormais phénix pour me faire revenir à la vie ! ». En effet, après avoir traversé le rideau de ténèbres, l’oiseau de feu avait été irrésistiblement attiré par le doux bruit d’une chute d’eau. Quand il entra en contact avec l’eau de cette petite cascade, il se consuma instantanément avant de renaître immédiatement de ses cendres, encore plus beau qu’il n’était auparavant. Une lumière intense se dégageait de ses plumes, lui permettant de voir dans l’obscurité comme un plein jour. Il comprit alors qu’il avait découvert la source de vie. C’est pourquoi, il accumula le précieux liquide dans son bec avant de retrouver son ami…
Dorénavant immortels, les deux oiseaux décidèrent d’explorer ensemble cette mystérieuse terre des ténèbres, et le vent m’a soufflé à l’oreille un jour d’été, que les deux inséparables compagnons y découvrirent des trésors jusqu’alors insoupçonnés…
Extrait du livre Contes oubliés, de petites histoires à méditer, J.M. Montsalvat, 2021.
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