LE PÊCHEUR ET LA TORTUE

Petite tortue

La légende du jeune pêcheur Urashima Taro est contée dans le Man’yoshu, un recueil de poèmes qui aurait été rédigé entre le Ve et le IXe siècle de notre ère. Il existe plusieurs versions de ce conte de fées très connu au Japon et dans toute l’Océanie.

Dans l’une d’elle, Urashima Taro sauva une petite tortue prisonnière de son filet de pêche, car l’animal était consacré au dieu Dragon de la mer. Le lendemain, la fille du dieu Dragon de la mer se présenta à lui. Son père l’avait envoyée pour le remercier de sa grande bonté envers l’animal sacré. En guise de récompense, Urashima Taro eu la permission de rejoindre le palais du Roi Dragon de la mer et obtint la main de la jeune princesse. Les futurs époux gagnèrent alors « l’île où l’été ne meurt point ». Ils vécurent un bonheur parfait, mais après trois années, le jeune homme éprouva beaucoup de tristesse en pensant à sa famille qu’il avait quittée sans donner la moindre explication. Son épouse finit par l’autoriser à quitter le royaume du dieu Dragon de la mer pour faire ses adieux aux membres de sa famille. Elle lui confia pour son voyage une petite boîte fermée par un cordon de soie, le « Tamatebako » (boîte à bijoux), et lui expliqua qu’il ne devait en aucun cas l’ouvrir sous peine de ne plus pouvoir revenir auprès d’elle. Urashima Taro quitta son épouse promettant de ne pas ouvrir la précieuse boîte. En arrivant chez lui, le pêcheur fut troublé tant son village semblait avoir changé. Il interrogea un vieil homme qui lui appris qu’Urashima Taro était mort en mer il y a 400 ans ! Abasourdi par cette révélation, il se rendit au cimetière où lui et sa famille reposaient depuis plusieurs siècles déjà. Désemparé, il retourna sur la plage et ouvrit le « Tamatebako ». Son âme, sous la forme d’une vapeur blanche et spectrale s’en échappa, et dans les minutes qui suivirent, Urashima Taro s’évanouit en poussière.

Comme tous les contes de fées, cette histoire peut être interprétée de mille et une manières, et possède de fait différents niveaux de lecture. Pour ma part, je pense que cette légende tente de nous faire comprendre que l’âme humaine est semblable à une petite tortue capable de se déplacer aussi bien sur terre que dans la mer. Pour certains, cette double nature terrestre et marine ferait d’elle un intermédiaire privilégié entre le monde visible et le monde invisible. En Asie, la tortue serait par exemple un symbole de l’homme véritable, le « chen-jen » du taoïsme, l’être humain qui a réussi à conjoindre en lui, les puissances du Ciel figurées par la carapace voûtée sur le dos de la tortue et celles de la Terre représentées par les écailles plates sur son ventre. Malgré tout, la tortue reste un animal vulnérable et les dangers la guettent de toutes parts. Ainsi, un hameçon de pêcheur suffit pour la retenir prisonnière…

Dans ce sens, Urashima Taro incarnerait le pèlerin en quête de soi, celui qui navigue entre les deux mondes à la recherche de son identité foncière, mais on pourrait aussi y voir l’expression de certains aspects de l’âme à la fois opposés et complémentaires. Certains de ces aspects seraient tournés vers le monde sensible (la plage, le village, la famille, etc.) tandis que d’autres seraient irrésistiblement attirés par le monde spirituel (l’océan, le royaume du roi Dragon de mer, la princesse Otohime). L’expérience de l’un se faisant toujours au détriment de l’autre. Voilà le drame de la vie humaine. C’est pourquoi, Urashima Taro semble déchiré entre la joie de vivre avec la princesse dans le fabuleux palais du roi Dragon de mer, et le désir de retrouver son village et sa famille lorsque les souvenirs de son ancienne vie remontent à la surface de sa mémoire. Alors que faire lorsqu’on est continuellement écartelé entre le relatif et l’absolu, le temporel et l’intemporel (« l’île où l’été ne meurt point »), entre l’individuel et l’universel ? Évidemment, le conte n’apporte pas de réponse toute faite à cette question existentielle, car c’est à chacun, semble-t-il, de trouver la réponse en soi-même…